En 2004, inspiré par des
événements de l’époque, j’avais écrit pour « Frère de l’Aube » — alors
magazine papier — quelque chose sous le titre de « Mourir dans la
dignité ». Voici quelques paragraphes de cet article jamais publié :
« Mourir dans la
Dignité, mots creux, mais probablement bons pour se faire une gloire politique — La Révélation d'Arès (34/2 et ailleurs) distingue à peine entre quête
de pouvoir religieux et quête d'autres pouvoirs — . Voilà qui nous rappelle d'autres
mots creux et supposés bons pour la gloire politique, par exemple « principe
de précaution » : Quelques centaines de vaches souffraient de fièvre
aphteuse (laquelle aurait d'ailleurs guéri spontanément), et tous les paysans
de la région étaient sommés d'abattre leurs troupeaux. « Raison de
sécurité. »
Même si la « mort dans
la dignité » semble une sorte de « principe de précaution » à
l'envers, le juridisme autoritairement protecteur de l'un ou de l'autre est aussi
frappant. Les pouvoirs, outre qu'ils exaltent la sécurité et traquent l'insécurité
en permanence, légifèrent maintenant sur la dignité et l'indignité. C'est
nouveau, mais le progrès, par définition, fait dans le nouveau. Puisque, pour préparer
une loi qui requerra désormais la dignité dans la mort, il faut bien commencer
par quelque chose, c'est à la mort des malades condamnés que s'essaie le
ministre de la santé publique.
Vous vous dites: Quand il ne
reste plus qu'à mourir, on ne voit pas la différence entre mourir dans la
dignité et mourir dans l'indignité, ce qui est juste, mais on peut creuser un
peu. Je peux par exemple vous dire : Pour comprendre la mort digne considérez
son inverse: la mort indigne, à travers un exemple récent. Un tétraplégique incurable,
au calvaire de qui sa mère aida à mettre fin, assistée d'un médecin.
Dans le cas de ce paralysé total, que se passa-t-il ? Il fut aidé à se
suicider, à mourir d'une façon ou d'une autre, il fut tué, disent même certains.
Conclusion à laquelle aurait abouti n'importe qui pendant les millénaires qui
ont précédé la loi qui garantira, enfin, à un tétraplégique de « mourir
dans la dignité ». En fait, ce que nous dit le projet de loi sur la mort digne
nous éclaire déductivement et a contrario sur ce qui se passa
« d'inacceptable », à savoir que la mère et son médecin avaient aidé le
tétraplégique à en finir, parce qu'ils avaient estimé que le pauvre homme était
un mort vivant. Autrement dit, et là se profile l'inacceptable, l'indignité de
cette mort aux yeux du législateur, ils avaient osé réfléchir, penser, à ce que
la vie est et à ce que la vie n'est plus. Ils avaient osé philosopher — Quand
en finira-t-on avec ces gens qui « pensent », se disent les
politiques ? —. Dans l'avenir, à dater de l'automne 2004, c'est la loi qui
pensera pour vous. La « mort dans la dignité », c'est la mort pensée
par le législateur.
Pensée ? Mais ce projet de loi
est nébuleux, dit-on — Encore certains qui ne voient pas que dans un état de
droit, c'est la loi qu'on considère, pas sa nébulosité —. Bientôt le malade
incurable, le mort vivant, mourra sous le regard paternel du législateur nébuleux
mais officiel, donc dignement, au lieu de mourir sous le regard de quelque
médecin philosophe et/ou de ceux qui, bien qu'ils vous aiment, sont égarés par
une métaphysique non-officielle, donc suspecte.
Tout cela ne vous dit pas ce
qu'est la mort digne ? Pourquoi, murmurez-vous, ne pas simplement
dire : Mourir dans la dignité, c'est mourir dans une chambre blanche au
lieu d'une chambre verte ou quelque chose comme ça ? C'est que vous voyez
mal la sublimité du projet de loi. Ne voyez-vous pas, lecteurs, qu'à l'instant
de faire mourir l'aimé, le seul surgissement de la loi dans votre cour vous détournera
comme le sage vous détournerait de l'amour grossier ? Libérer un
malheureux d'une vie qui ne lui sert plus à rien, qui est déjà la mort, ne sera
pas impossible, mais seulement « dans la dignité », sinon ce sera tuer.
Le distinguo m'échappe, vous échappe, échappera toujours à tout le monde, mais
la loi se veut rassurante, elle veut nous dire qu'il n'y a pas là renoncement à
votre amour, mais expectation d'un progrès encore immesurable - Pas de progrès
sans loi, disent les légistes, qui vendent leur produit comme les fabriquant de
yaourt disent qu'il n'y a pas de santé sans yaourt.
Qui ne perçoit dans cette loi en préparation le son d'une mort qui chante en
attendant les lendemains qui chantent, car si ce n'est pas encore mourir en
bonne santé et dans la joie, et si ce n'est pas encore ne pas mourir du tout,
ce qui viendra sûrement grâce à d'autres lois, c'est quand même un bon début - Énorme
progrès, dit Monsieur Dupont-Lajoie qui, se sentant soudain poète, dit :
« C'est pourquoi je vais faire enquêter pour voir s'il n'y avait pas un
brin d'indignité. dans la mort de mon voisin du dessus dont la famille est
antipathique. Ah ! mais antipathique, vous n'avez pas idée. De vraies têtes
à vous laisser mourir dans l'indignité. » Les procureurs n'ont pas fini de
se voir signaler des morts indignes.
Vous ne percevez pas la
poésie de la chose ? Reprenons : Il s'agit donc, en permettant de
mourir dans la dignité, de défendre jusqu'au bout quoi ? La vie. Ce
tétraplégique avait sa vie. On nous a dit qu'il remuait les paupières ou avait
un tressaillement de l'œil. Par impatience de voir tout le reste de son corps
immobile, on l'a tué. Indigne ! Donc, une loi pour imposer le contraire.
Vous êtes mortel ? Oui bon, vous en arriverez tôt ou tard à mourir, mais pas
dans l'indignité, c'est interdit ! La loi vous condamnera à vivre jusqu'à
ce que, enfin, vous compreniez que seule une mort digne vous est permise, quel
que soit le flou qui entoure ce qualificatif « digne ». C'est digne,
puisque c'est un droit. Tombez-vous seul(e) chez vous, la poitrine traversée de
la douleur, qui peut être atroce, d'une crise cardiaque ? Attendez.
Relevez-vous. Téléphonez : « J'ai droit à une mort dans la dignité. Qu'on
me l'apporte ! » Faites valoir vos droits.
Mais qu'est-ce que c'est, une
mort digne ? Vous suivez mal. Posez-vous des questions pour mieux
comprendre (Platon appelait ça dialectique). Par exemple, demandez-vous ce que ce
ministre, qui est aussi docteur, aurait fait dans le cas du tétraplégique. Ce
pauvre infirme avait sûrement exprimé en quelques tressaillements oculaires
qu'il voulait mourir. Oui mais, dans la dignité ou dans l'indignité ? La
vibration des pupilles ne peut pas clairement exprimer une pareille nuance. Le
docteur débranche-t-il l'appareil respiratoire, et l'infirme meurt dans la minute ?
Injecte-t-il quelque chose et l'infirme meurt dans la minute ? La seule
chose sûre ici, c'est la minute comme durée de vie restante. Mais la dignité, est-elle
sûre ? L'étouffement ? Couper l'unité respiratoire, c'est comme
coller un oreiller sur la face du pauvre tétraplégique qui connaît les affres
de l'étouffé. Oui, mais, d'après les émissions télévisées, c'est digne (On voit
une main miséricordieuse tirer la prise de courant, geste humain). Peut-être
des défenseurs fanatiques de la vie (genre anti-avortement) prétendront-ils le
contraire, mais si la loi dit que c'est digne, c'est digne. L'injection ?
Le tétraplégique s'endort doucement et meurt. C'est indigne, criminel et de
plus « inhumain » (?). Oui mais, si le ministre-docteur, qui
quelquefois pense peut-être, se demande où est réellement, clairement la
dignité dans tout ça ? Le doute l'étreint. Il se dit : Permettre à
cet homme de mourir dans la dignité, c'est ne rien faire. Médecine et loi
triomphantes. Des lois, même pour ne rien faire, mais des lois. L'État de
Droit.
En creusant davantage, on se
prend à craindre qu'il n'y ait dans cette loi sur la mort digne quelque chose
de bête. Et d'un, elle laisse supposer que des parents ou des médecins
choisissent de laisser mourir leurs malades dans l'indignité, et que les
mourant eux-mêmes optent parfois pour une mort indigne. Heureusement interdite
désormais, oui mais, et de deux (la question revient sans cesse) qu'est-ce qu'est
la dignité ou l'indignité de la mort ? Chez les malades condamnés qu'y
a-t-il de digne ou d'indigne dans les mille circonstances possibles de la fin ?
- Plaignons ceux qui rédigeront le décret d'application de la loi, à moins,
comme il est probable qu'ils laissent le décret aussi vague que la loi.
Et que dire de la mort hurlante et agitée du soldat sur le front (mobilisé par
le même gouvernement qui a fait la loi sur la mort digne), le ventre criblé de
balles ? Crier et se tordre ainsi de douleur - manque de tenue méprisable,
les héros des monuments aux morts sont heureusement plus romantiques -, n'est
pas digne, même si l'on doit un jour avoir son nom gravé dans le marbre des
cimetières militaires.
Et le suicide de l'innocent en prison préventive, qui perd confiance dans la
justice de son pays - c'est indigne ! - après qu'il eut cru voir, le
pauvre égaré, du mépris glacé dans le regard du juge d'instruction (nommé par
le même gouvernement qui a fait la loi sur la mort digne) ? Ne dressons
pas la liste, interminable, des morts attribuées à ceux qui légifèrent pour
notre bien. Nous osons penser quand même que pour se permettre de dire quelle
mort sera digne et laquelle sera indigne, il faut n'avoir aucune part, pas la
moindre, dans la mort des citoyens.
Et pour finir, la loi fait l'impasse sur l'essentiel : Qu'est-ce que la
mort ? Sans attendre de politiciens qu'ils nous disent si la mort n'est
que l'aboutissement d'une usure biologique ou si elle est, comme nous Pèlerins
d'Arès le croyons, la conséquence du péché général de l'humanité égoïste,
menteuse, violente, on peut exiger qu'ils donnent leur définition de la mort
dès lors qu'ils font un distinguo entre digne et indigne, qui suggère qu'il y aurait
une mort normale et une mort anormale. Ce qui revient à définir ce qu'est la
vie. Notamment, qu'est-ce que la vie dans la dignité et la vie dans
l'indignité ? Il y a des vies tellement atroces dans l'indignité qu'on se
demande si leur mort jugée indigne par la loi n'est quand même pas préférable,
libératrice. On en arrive à se demander si la loi réglant « la mort dans
la dignité » ne va pas rendre ces problèmes pires en les rendant encore plus
mystérieux ou plus aigus.
Rien de ce que j'écrivis il y
a quatre ans n'est à reprendre, moins encore à réfuter.
Cette dame qui a dernièrement demandé à la justice le droit de mourir plutôt
que de subir le triple martyre de la torture physique, du défigurement
intolérable pour une femme qui fut jolie et de la douleur morale de savoir
qu'il n'y a médicalement aucune issue et que sa vie est finie, cette dame donc
aurait dû normalement bénéficier de la loi dont je parlais quatre ans plus tôt.
Elle n'en a pas bénéficié, simplement parce qu'aucune loi ne peut déterminer
quand un être humain a droit ou n'a pas droit à la mort digne et, j'ajoute,
droit à la mort libre.
Selon Albert Camus le seul réel problème philosophique est le suicide.
Autrement dit, faut-il ou ne faut-il pas vivre ? C'est en effet un grand
problème, d'ailleurs bien plus spirituel que philosophique. Ce n'est pas le
sujet ici. Il ne s'agit pas ici de décider d'arrêter de vivre dans la chair pour
arrêter de vivre dans la chair, sujet que nous aborderons un jour, mais de
sauter l'antichambre très douloureuse d'une mort très proche et inéluctable de
la chair.